Écrire avec la famille Kroeber. La (science)-fiction et l’anthropologie chez Ursula Le Guin
Ce projet d’écriture est une poursuite du travail de réécriture éco-féministe entamé avec Hellsegga[1]. Il s’inscrit également dans la volonté d’interroger la capacité fictionnelle et transformative de l’anthropologie. Il a été imaginé dans le cadre de l’Université populaire organisé en mars 2020 avec l’équipe du département d’anthropologie de Toulouse (mais qui n’a pu avoir lieu à cause de la pandémie du Covid-19). Ce travail d’écriture consiste à dialoguer avec trois œuvres de la famille Kroeber à la suite des travaux de Richard D. Erlich[2] qui montre en quoi une œuvre méconnue de l’écrivaine Ursula Le Guin (La Vallée de l’éternel retour) a été imaginée sur le modèle du fameux Handbook of Californian Indians écrit par son père, Alfred Louis Kroeber.
Ursula Le Guin, l’une des écrivaines américaines de science fiction les plus originales, décédée en 2018, se trouve être la fille de Alfred Louis Kroeber, anthropologue américain, élève de Frantz Boas, et spécialiste des amérindiens de Californie, et de Théodora Kroeber, qui a poursuivi le travail de son mari en racontant l’histoire de l’indien Ishi qui a vécu aux côtés de la famille Kroeber. Comme le précise Claude Levi-Strauss dans sa nécrologie :
« Kroeber était, en effet, le dernier des ethnologues qui, aux États-Unis, ait connu, non pas certes des Indiens « sauvages », mais au moins des Indiens, qui avaient dans leur jeunesse vécus eux-mêmes de l’existence traditionnelle. Avec lui, en un sens, c’est donc l’Indien d’autrefois qui disparaît ».
Or cet indien « d’autrefois », symbolisé par Ishi sous la plume de Theodora, Ursula Le Guin l’a connu, non pas comme un objet à étudier mais comme un compagnon de jeu de la toute jeune Ursula. Elle en parle dans son essai « Indian Uncles ». Si ces Indiens sont disparus, selon le point de vue de Claude Levi-Strauss, – pensée caractéristique d’une certaine ethnologie de sauvegarde caractéristique de l’époque -, ils vivent encore dans le Handbook of the Indians of California de Kroeber, que Ursula Le Guin a romancé d’une certaine manière dans son œuvre atypique construite sur un procédé d’écriture cyclique, La Vallée de l’éternel retour.
Rio Doce
Rio Doce est un roman qui part d’une expérience vécue. Le 5 novembre 2015, le barrage de Fundão[3] au Minas Gerais (Brésil) se rompt et déverse plus de 60 millions de m3 de rejets de minerai de fer tout le long du fleuve Rio Doce, ensevelissant des villages entiers. Le 13 novembre 2015, un attentat fait 90 morts dans la salle du Bataclan à Paris. Le 14 novembre 2015, en vue de présenter mon travail à l’université de Vitória (ES, Brésil), je prends le train qui relie Belo Horizonte à Vitória, dont le parcours a la particularité de suivre le cours du fleuve Rio Doce. Pendant les 14h de train que dure cette traversée, j’observe la boue qui ensevelit le paysage tout en suivant et recevant des nouvelles de mes amis parisiens qui habitaient comme moi le 10ème arrondissement à Paris. J’ai transformé cette expérience en un roman où Aurore, une ethnologue, coincée dans un train au Minas Gerais, suite à un blocage dû à des activistes qui tentent de saboter les équipements de la Vale, l’entreprise qui possède les exploitations minières de la région, se voit proposer un pacte : accepter de poursuivre l’œuvre de la Velha, qui réside dans les profondeurs du Rio Doce. Dans un monde où l’espace et le temps sont poreux, un être tient ce monde ensemble. Cet être doit régulièrement être incarné par de nouvelles femmes. Aurore devra donc choisir ou non de se sacrifier et d’incarner la Velha sous toutes ses formes, sans quoi le monde s’écroule. Un monde où la violence passe d’un espace à un autre. Si le roman suit une intrigue, l’écriture se veut fragmentaire et polyphonique. On y entend la voix des personnages, mais aussi du train, du fleuve Rio Doce, jusqu’à celle du minerai de fer.
[1] Voir document sur les résidences et travaux réalisés.
[2] Richard D. Erlich. 1997. Coyote’s song. The Teaching Stories of Ursula K. Le Guin. The Borgo Press.
[3] Le barrage de Fundão est un barrage de rejets des résidus de minérais de fer.